« Montages non authentiques » ; « Bonne gouvernance fiscale » ; « transparence fiscale » ; « planification fiscale agressive ». A force de produire et de réciter de manière incantatoire des concepts mal maîtrisés, on glisse rapidement vers l’insécurité juridique. Le danger d’appliquer ces notions aux contours imprécis est que l’on risque de combattre tant des mécanismes d’évasion fiscale inacceptables que des opérations parfaitement légitimes. Or, il est dangereux de tout mettre dans le même filet.
Dans la directive ATAD (Anti-avoidance Tax Directive) et dans la Directive mère-fille, figure une clause interdisant aux Etats d’accorder des avantages fiscaux à un montage ou une série de montages non authentique, à comprendre selon les Directives comme des « montages qui ne sont pas mis en place pour des motifs commerciaux valables qui reflètent la réalité économique ».
Force est de constater que de tels termes utilisés ne peuvent que prêter le flanc à la critique. Tout d’abord, il y a lieu de dénoncer l’usage du mot « montage » dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est imprécis et a un gout de souffre. Quand on parle de « montages » au lieu d’opérations, techniques, transactions ou même constructions, on suppose, vu la connotation péjorative qui s’en dégage, une volonté d’agir dans l’ombre ou d’éluder l’impôt. Le mot est inapproprié. Le terme « non authentique » est encore plus problématique et laisse le champ à une interprétation totalement subjective. Le dictionnaire Larousse définit authentique par « « dont l’exactitude, la vérité ne peut être contestée », « d’une totale sincérité ». Est « authentique « ce qui est « sincère, véridique, vrai, véritable, réel, franc, loyal, ouvert, pur. », selon le dictionnaire des synonymes. On doit constater que cette expression est malheureuse : elle laisse une gigantesque marge de manœuvre aux administrations pour redresser les entreprises et les individus et inverse la charge de la preuve. Comment prouver la sincérité d’un montage présumé non authentique ? La question de l’authenticité d’un montage est éminemment relative et à nouveau renvoie plus à la morale qu’au droit. Sans compter la multitude de contentieux judiciaires qui peuvent en résulter. L’usage immodéré de cette clause anti abus européenne créera inévitablement une insécurité juridique. Or, l’insécurité juridique, comme chacun sait, est un obstacle majeur aux investissements internationaux des entreprises. Cette clause inscrite dans chacune des nouvelles directives européennes n’est-elle d’ailleurs pas contraire aux principes et libertés fondamentaux du droit européen (ce que l’on appelle communément le droit primaire européen) : liberté d’établissement, libre circulation des capitaux, etc. ?
Il est d’ailleurs surprenant que la Commission européenne cherche à faire adopter par les Etats ce type de clause car la jurisprudence européenne, chargée d’interpréter et garante de la correcte l’application de la législation européenne avait parfaitement défini, dans de très nombreuses décisions, ce qu’était une pratique abusive.
Mais n’est-il pas déjà trop tard pour dénoncer cette situation ? Le mal n’est-il pas déjà fait ?
En droit fiscal belge, le code des impôts sur les revenus a déjà intégré cette notion dans diverses dispositions (article 203, §1er du CIR (RDT) et 185/2 du CIR (Transfer pricing))
A ce jour, il n’est pas encore prévu de remplacer la clause générale anti-abus comprise à l’article 344, §1er du CIR par une clause reproduisant les termes de clause anti-abus générale de la directive ATAD.
On ne peut donc qu’espérer ardemment que nos élus ne choisissent pas d’incorporer dans notre arsenal législatif une telle clause anti-abus générale aussi équivoque qu’imprécise. Cette introduction marquerait en outre un dangereux retour vers la théorie de la réalité économique qu’avait pourtant condamné la Cour de cassation à diverses reprises.
A ce jour, aucune transposition de cette clause générale (les clauses spécifiques de la Directive ATAD ayant en revanche été insérées en décembre 2017 à l’occasion de la loi de réforme de l’impôt des sociétés) ne semble se profiler, notre gouvernement considérant toujours que notre mesure générale anti-abus actuelle est suffisante pour satisfaire aux nouvelles exigences de la Commission européenne. Mais qu’en sera-t-il demain ?
S’il faut veiller à lutter contre toutes formes d’évasion fiscales intolérables, s’il faut pourfendre tous les mécanismes de destruction d’impôt, si les dissimulations, et mensonges fiscaux doivent être lourdement sanctionnés, s’il est normal d’exiger qu’une opération ait une substance et ne soit pas purement artificielle, il faut tout autant préserver la liberté des individus et des entreprises, leur droit à choisir, entre deux voies, celle qui leur causera le moins de charges fiscales et de s’établir sans entrave dans chaque juridiction européenne.
Il ne faut pas que des contribuables soient constamment contraints de se justifier ou de se confesser parce qu’une opération créant une économie d’impôt parfaitement légale ne plait pas à son administration fiscale.
Toutes les solutions fiscales mises en œuvre par les entreprises et leurs conseillers ne peuvent être présumées comme des manœuvres repréhensibles d’évasion fiscale.
Laissons respirer les individus et les sociétés.
Ne tombons pas dans le piège du puritanisme fiscal.
Ne transformons pas les principes de droit fiscal en préceptes de morale fiscale. Il n’y a pas de péchés fiscaux, il n’y a que des violations de la loi fiscale ou des pratiques abusives.
Nous espérons que cet appel à la liberté et au bon sens sera entendu.
Comme l’écrit avec une saine impertinence le professeur de droit fiscal français Maurice Cozian :
« Vouloir payer le plus d’impôt possible, pour certains c’est peut-être de la sainteté ou de l’héroïsme ; on serait plus tenté d’y voir un dérangement de l’esprit : ça se soigne. »
On ne peut mieux s’exprimer …
(cette chronique est extraite de mon nouvel ouvrage : « Le contribuable belge face aux mesures fiscales anti-abus » , 396 pages, qui sortira début septembre (Ed. Anthemis )