- L’article 90, 1° du Code des impôts sur les revenus range parmi les revenus divers les bénéfices ou profits, quelle que soit leur qualification, qui résultent, même occasionnellement ou fortuitement, de prestations, opérations ou spéculations quelconques ou de services rendus à des tiers, en dehors de l’exercice d’une activité professionnelle, à l’exclusion des opérations de gestion normale d’un patrimoine privé consistant en biens immobiliers, valeurs de portefeuille et objets mobiliers. La lecture rapide de cette disposition du texte permet d’emblée de comprendre que le législateur a souhaité taxer, au titre de revenus divers, les opérations spéculatives occasionnelles, à l’exclusion, d’une part, des revenus d’occupations lucratives[1] (considérés comme des revenus professionnels) et, d’autre part, des revenus résultant d’opérations relevant de la gestion normale du patrimoine privé (considérés comme non imposables)[2].
Selon les auteurs de la loi de réforme fiscale du 20 novembre 1962, l’article 17 §1er, 1° de cette loi (devenu l’article 67, 1° du CIR/64, puis l’actuel article 90, 1° du CIR/92), la gestion du patrimoine privé doit se distinguer de l’occupation lucrative ou de la présomption tant par la nature des biens (immeubles, valeurs de portefeuille et objets mobiliers que par la nature des actes posés relativement à ces biens, à savoir les actes qu’un bon père de famille accomplit pour la gestion mais aussi pour mise à fruit, la réalisation et le remploi d’un patrimoine.[3] Bien qu’il existe une certaine doctrine toujours opposée à cette idée[4], il est généralement établi que l’intention spéculative anime ceux qui agissent dans un esprit de lucre incompatible avec les desseins normaux d’un bon père de famille[5].
- Pour déterminer ce qu’il faut entendre par intention spéculative, la jurisprudence, fort riche, a, au fil des années, dégagé plusieurs critères qui, isolément, ne suffisent pas pour disqualifier une opération de valorisation normale du patrimoine privé en un acte spéculatif. Deux critères essentiels ont été dégagés par la jurisprudence de la Cour de Cassation[6]et furent déclinés, à de multiples reprises, par les cours et tribunaux: un critère qualifié d’objectif, à savoir :
– d’une part, l’existence d’une prise importante de risque : il fut ainsi jugé que l’achat d’actions pour un franc symbolique ne pouvait impliquer un risque financier, ce qui écarte l’intention spéculative[7] ;– et, d’autre part un critère qualifié de subjectif, à savoir l’espoir d’un bénéfice important : la cour d’appel de Liège a ainsi considéré que la distorsion entre le prix d’achat d’un lot d’actions et le prix de vente d’actions non cotées devait être considérée comme l’un des éléments essentiels concluant à l’intention spéculative[8].
Ces deux critères doivent tous deux s’apprécier au moment de l’acquisition du bien. Comme l’écrit Maurice ELOY, « Lorsque l’intention spéculative n’apparait qu’au moment de la réalisation du bien ou longtemps après son acquisition, la jurisprudence admet que l’opération s’inscrit dans le cadre de la gestion normale d’un patrimoine privé ». [9].
- D’autres indices d’intention spéculative ont été développés par la jurisprudence pour affiner ou compléter ces deux critères:
- Initialement, la jurisprudence n’eut à se prononcer presqu’exclusivement que sur des dossiers relatifs à des opérations immobilières. Mais, depuis un peu plus de deux décennies, nos tribunaux ont été peu à peu amenés à se pencher sur des opérations d’apports et de cessions d’actions et parts de sociétés, considérées comme spéculatives par le fisc. C’est dans le domaine des plus-values internes (plus-values dégagées lors de ventes ou d’apports de participations à une société holding propre)[16], de la transformation d’une société en société de liquidités[17], ou de la vente d’actions à des sociétés liées (belges ou étrangères)[18] que l’on recense le plus de décisions judiciaires.
- La question des plus-values internes est sans nul doute l’une des questions fiscales qui a le plus suscité de tremblements fiscaux, à la suite à la véritable croisade à laquelle s’est livrée l’administration contre cette technique qu’elle a toujours jugée anormale et fort éloignée de la gestion du patrimoine privé. Il peut être utile de rappeler en quoi consiste la technique. Le « montage » consiste en la vente par un dirigeant d’entreprises actionnaires à une société holding, constituée pour la circonstance, des actions qu’il détient dans la dans leur société d’exploitation[19]. Le paiement du prix de cession est souvent réalisée à l’aide des réserves accumulées par la société d’exploitation et sous la forme de distribution de dividendes qui bénéfice du régime RDT (exemption à concurrence de 95 %) ou de management fees.Vu la « complexité de l’opération, l’administration estime que la constitution d’un tel holding ne fait pas partie de ce qu’un bon père de famille doit faire dans le cadre de la gestion du patrimoine privée. Dès lors, la plus-value réalisée lors de l’échange des actions est qualifiée par elle de revenus divers, taxable au taux de 33%. L’administration considère que l’objectif est exclusivement l’évitement de l’impôt sur les dividendes et les distributions de liquidation. À cet égard, tant la vente d’actions que l’apport d’actions à une holding donnèrent lieu à la taxation en revenus divers.
En effet, pour l’administration, l’apport ne donne certes pas directement lieu à une rémunération en espèces mais crée dans la société holding du capital libéré qui peut, par la suite, être remboursé en exonération d’impôt à l’apporteur (application de l’article 18, alinéa 1er du C.I.R.). Une certaine doctrine, certes minoritaire a soutenu l’idée que de telles réalisations sortaient du champ de la gestion du patrimoine privé. Ainsi, Axel Haelterman s’exprimait en ces termes : « Il est clair qu’à l’heure actuelle, l’administration interprète la « gestion normale d’un patrimoine privé » plus strictement qu’autrefois. La « plus-value interne » est réputée imposable ou titre de revenus divers, ce qui signifie qu’elle est soumise à un impôt de 33 %. Personne ne soit où se situe la nouvelle ligne de démarcation. Pour des opérations complexes relatives ou patrimoine privé, la tendance pourrait consister à se mettre intuitivement à la recherche d’un « besoin légitime », fut-il de nature familiale. Des « montages » reposant uniquement sur des motifs fiscaux se retrouveraient dès lors ipso facto en dehors de la sphère de la gestion normale. »[20] Ce point de vue n’est toutefois pas partagé par la doctrine dominante[21].
- En réalité, à y regarder de près, les différents critères caractérisant une spéculation et évoqués ci-avant ne sont pas présents lors d’un apport de titres à une société holding propre. L’origine des biens cédés est loin d’être suspecte, sauf à considérer que la manière dont s’est faite l’acquisition ou la création de titres suite à l’achat ou la constitution d’une société d’exploitation s’avère suspecte, ce qui est dénué de sens. De plus, entre le moment de l’acquisition d’actions ou de la constitution de la société familiale et le moment où ces titres sont revendus ou apportés à une société holding, il s’est généralement écoulé de très nombreuses années. Il paraît évident qu’au moment de l’acquisition des titres, l’actionnaire n’avait nullement à l’esprit qu’il allait les revendre à court ou moyen terme.
Le critère de la période limitée des opérations ne peut être retenu. De plus, le contribuable ne réalise pas de nombreuses opérations sur ses actions, mais n’en accomplit qu’une seule, à savoir la vente ou l’apport à une société holding. Or, l’on sait que la rapidité des acquisitions et des reventes est souvent un critère déterminant pour nos tribunaux. Le critère de l’importance des moyens mis en œuvre n’est pas non plus relevant, ce genre d’opérations se limitant généralement au cadre du patrimoine familial. L’expérience du contribuable en cette matière n’est pas non un indice valable, ce denier étant un gérant d’une société d’exploitation, non rôdé aux techniques fiscale ou financières. Il n’a aucune expérience en cette matière puisqu’il ne réalisera qu’une seule fois ce type d’opération, Le recours aux services d’un professionnel (comptable ou expert comptable) prouve l’inexpérience du contribuable.
Le caractère inhabituel, anormal n’est pas plus rencontré : l’opération se limite à constituer une société et à échanger des titres, ce qui se pratique quotidiennement. Thierry Afschrift et Dorothée Danthine se sont penchés aussi sur le critère de l’ «anormalité d’une opération » de cession interne. : « En l’absence de tout recours par le législateur, en la matière, à la notion de « besoin légitime » de caractère économique, ou financier, il nous semble que l’intention d’éviter l’impôt ne puisse être considéré comme un comportement « anormal », mais comme le souci légitime d’éviter un coût »[22]
Il faut aussi garder à l’esprit que le caractère spéculatif d’une opération sortant du champ du patrimoine privé doit toujours s’apprécier au moment de l’acquisition du bien. En d’autres termes, il faut qu’il y ait, dès l’achat d’un bien, une intention de le revendre avec une plus-value. Dès lors, la question à se poser est la suivante : lors de la constitution d’une société d’exploitation, l’intention de créer une société holding était-elle déjà présente ? La réponse semble évidente. La seule intention que l’on peut supposer d’un fondateur de société est de créer une activité en société et générer des bénéfices d’exploitation, et non de céder à terme ses titres à une société holding quelconque.
En revanche, une vente ou un apport des titres d’une société opérationnelle, peu de temps après la constitution de cette société, à une holding constituée pour la cause pourrait constituer l’indice d’une spéculation et donner lieu à taxation des plus-values réalisées à cette occasion.
Hors cette exception, créer une société holding est un acte qui n’est pas anormal ou spéculatifs mais au contraire un acte de gestion, mûrement réfléchie et souvent bien plus prudent que nombre d’investissements que l’on voit aujourd’hui fleurir sur le marché.
Vendre ses propres actions à sa holding n’est-il aujourd’hui pas plus sage que d’investir dans des actions Fortis que l’on qualifiait jadis d’actions de bon père de famille ?
- Les sociétés de liquidités ont aussi donné lieu à une jurisprudence abondante. Ainsi, dans une affaire soumise au tribunal de première instance de Bruxelles,[23]la juge rappelle, bien à propos, que le critère du bon père de famille doit uniquement s’apprécier «in concreto». Les faits de l’affaire méritent d’être exposés. Un contribuable, compositeur de chansons d’amour, décide pour diverses raisons de céder les actions de sa société (régler sa succession, rembourser un emprunt) et se trouve, bien malgré lui, pris dans un mécanisme d’utilisation de sociétés de liquidités, lorsqu’il décide de vendre les actions de sa société.
Pour rappel, l’usage des sociétés de liquidités consiste traditionnellement en la vente par une société d’un fonds de commerce à une autre société, constituée pour la cause, ensuite de quoi, la société qui n’a plus que des liquidités est elle-même vendue à des tiers à un prix qui tient compte de la plus-value sur la vente du fonds, mais pas de l’impôt dû sur cette plus-value. Le tiers acquéreur de la société disparait ensuite dans la nature, après avoir préalablement vidé la société de ses liquidités.
Notre artiste, convaincu que la plus-value sur la vente de ses actions était fiscalement exonérée (conviction qu’il s’et forgée grâce aux conseils de son avocat, de son banquier et de son réviseur,) se voit à sa grande surprise taxé par l’Administration qui lui reproche, notamment, de ne pas s’être interrogé sur le prix fort avantageux qu’il a pu obtenir (ce prix élevé s’expliquait par le fait qu’il ne prenait pas en compte la dette d’impôt sur la plus-value du fonds de commerce cédé). Le tribunal de première instance rappelle tout d’abord que le fait de faire «une bonne affaire» n’équivaut pas à un acte de fraude fiscale. Le tribunal ajoute que le contribuable (qui n’avait été mis en contact que par l’intermédiaire de son banquier) ne peut nullement être suspecté d’avoir participé à un mécanisme de fraude fiscale. L’administration dût s’incliner.
On ajoutera que dans les circonstances concrètes de ce dossier (le compositeur n’est par ailleurs pas intervenu dans la détermination du prix de cession des actions), il est très vraisemblable qu’il ne se soit pas rendu compte de l’anormalité de l’opération.
Pour appréhender les limites à la gestion d’un patrimoine privé, l’administration n’hésite plus à inventorier certains actes posés par la société du contribuable, et non par ce dernier. C’est précisément dans le contexte des sociétés de liquidités que l’on trouve cette nouvelle tendance: pour certains fonctionnaires, une succession d’opérations préalables à l’acte final qu’est la cession des actions d’une société de liquidités est considérée comme dépassant le cadre normal d’une gestion du patrimoine privé. Une certaine doctrine a sévèrement critiqué ce courant[24].
Le tribunal de première instance de Nivelles rappelle fort opportunément, dans un cas d’espèce où l’administration fiscale ne faisait pas de distinction entre les actes accomplis par la société dont les requérants (mari et femme) étaient actionnaires et l’acte de vente des actions de cette société, que les opérations successives de cession des activités par une société dont les requérant ont cédé les actions et qui ne disposait plus à ce moment que de liquidités sont justifiées économiquement et sont le fait de la société et non des requérants[25] Ces actes accomplis par la seule société ne peuvent donc être pris ne compte pour appréhender la question du dépassement oui non des limites à la gestion du patrimoine privé.
- En tous les cas, il ne peut aujourd’hui plus être nié qu’une « dérive administrative » s’est formée au fil du temps. Ce glissement progressif, que nous critiquons, a pour origine les nouvelles interprétations administratives de la notion de gestion du patrimoine privé, plus restrictives, et que nous nous proposons d’exposer et d’analyser. En effet, aux côtés des critères traditionnels que nous venons de citer, l’administration fiscale ne cesse de développer de nouveaux critères dont la pertinence et le bien-fondé nous paraissent s’écarter des principes définis par le législateur en 1962. Sont en effet apparus, progressivement et presque insidieusement, les critères de « simplicité », de « nécessité », d’ « opportunité, » de « légitimité » et même de « moralité » d’une opération sur actions réalisée par une personne physique résidente Thierry AFSCHRIFT et Mélanie Daube observent ainsi que « L’administration fiscale tente en effet, depuis un certain nombre d’années, d’instaurer un critère de « nécessité » de l’opération en vertu d’un « besoin légitime » permettant de distinguer les plus-values sur actions taxables de celles non imposables. » [26]. À défaut de satisfaire à de tels critères, l’administration choisit désormais d’imposer, au titre de revenus divers, les plus-values réalisées.
- L’administration conteste aussi quelquefois qu’une opération relève de la gestion normale du patrimoine privé lorsqu’elle se situe dans le cadre d’une restructuration de sociétés (fusion, scission ou scission partielle). Le fisc, bien souvent, ne cherche pas à s’interroger sur les raisons d’une telle restructuration. Dans cette affaire soumise au tribunal de première instance de Hasselt[27], deux actionnaires ne parviennent plus à s’entendre. Pour permettre néanmoins la poursuite des activités commerciales de la manière la plus harmonieuses, il est décidé de scinder la société en deux sociétés distinctes. L’opération s’accompagne de la vente de plusieurs actions, vente qui donne lieu à des plus-values réalisées par les actionnaires. L’administration considère que, dans la mesure où la vente des actions s’inscrit dans le cadre d’opérations de restructurations, on ne situe plus dans le contexte de la gestion du patrimoine privé et taxe les plus-values au titre de revenus divers. Le tribunal de première instance de Hasselt ne suit pas du tout l’administration sur ce terrain. Selon le juge, la réorganisation ne vise qu’à mettre fin à des dissensions entre actionnaires et repose sur des motifs personnels valables. La vente des actions ne peut donner lieu à taxation au titre de revenus divers au sens de l’article 90, 1° du CIR. Il s’agit d’une opération qui n’a rien d’anormal mais qui, au contraire répond au critère du « bon père de famille ».[28]
- En outre, la théorie de l’abus de droit (visé à l’article 344 §1er du CIR) est désormais intégrée dans le débat et utilisée par le fisc pour remettre en cause la personnalité juridique de structures sociétaires.
Dans une affaire de plus-value sur vente de titres impliquant la constitution d’une SOPARFI de droit luxembourgeois, affaire soumise au tribunal de première instance de Bruxelles[29], l’administration soutenait qu’en choisissant délibérément d’échapper à l’impôt en tirant profit des lois fiscales, le demandeur avait commis un abus de droit ou une fraude à la loi. Cette position fut totalement (et fort heureusement) écartée par le juge.
Il importe à cet égard de rappeler de manière claire qu’il est établi que la clause anti-abus ne peut toutefois avoir pour vocation à se substituer à l’article 90, 1° du CIR. Dans son interprétation de l’article 344 §1er du CIR, l’administration fiscale avait pourtant expressément déclaré que la mesure anti-abus de droit ne s’applique qu’aux transactions relevant de sphère économique et pour des activités générant des profits et avantages[30]. Comme le rappelle avec pertinence S. De Ceulaer, « De zuivere beheersdaden van een belastingplichtige ten aanzien van zijn privé-vermogen worden niet beoogd. Althans niet als ze geen weerslag hebben op belastbaar gegeven, of anders gezegd, als ze geen belastbare winst of voortel meebrengen ».[31]
- L’administration, jamais à court d’arguments les plus tortueux, cherche aussi à disqualifier une vente d’actions en vente d’actifs incorporels ou tout simplement en revenus professionnels.
Devant la cour d’appel de Bruxelles, l’administration soutenait que les actions cédées n’étaient pas des « valeurs de portefeuille ». À la différence d’actions composant habituellement le patrimoine privé des contribuables, les actions cédées ne se résumaient pas, selon le fisc, à des parts de capital libéré et des réserves de la société émettrice, mais elles constitueraient, dans leur ensemble, « la clé d’accès au marché belge des cosmétiques et parfums de luxe » et engloberaient des droits intellectuels » consistant notamment en techniques agressives de marketing » (dont une ristourne systématique et directe de 20 %) et conduisant à une position dominante sur le marché concerné.
La Cour rappelle toutefois que ce n’est toutefois pas parce que la valeur d’une société ne dépend pas uniquement de ses actifs comptabilisés (immobilisations, stocks, créances) mais aussi de valeurs immatérielles non valorisées dans ses comptes (fonds de commerce, savoir-faire, techniques de vente etc.…) que la vente des actions de cette société porterait sur autre chose que lesdites actions, en tant que titres négociables dans lesquels s’incorporent les droits de l’actionnaire.[32]
Devant la Cour d’appel de Bruxelles[33], l’administration va défendre l’idée qu’une cession de parts dissimule une cession d’un fonds de commerce taxable au titre de revenus professionnels. L’administration justifie cette argumentation en invoquant que la différence de prix importante entre le pair comptable et le prix réel des actions cédées résultait de l’importance de l’activité des appelants au sein de la société en qualité d’associés actifs, soit en qualité de gérants. Selon la Cour, à supposer la thèse de l’administration exacte, elle devrait encore, pour l’établir, démontrer que l’activité professionnelle rémunérée des appelants au sein de la société n’aurait pas été équitablement, raisonnablement et économiquement gratifiée par leurs rémunérations, de sorte qu’il faille considérer que l’opération de vente des parts de la société constituait, pour eux, une opération débordant du cadre de la gestion normale de leur patrimoine privé.
L’État belge soulignait aussi que le contrat de cession des parts incluait l’engagement des appelants de ne pas quitter la société pendant une période de vingt-quatre mois ainsi qu’une promesse d’engagement en tant, respectivement, que directeur et responsable technique. En réponse à cet argument, la Cour fait valoir à bon droit que cette clause du contrat de cession est usuelle et normale et qu’elle a pour but d’assurer une transition dans le cadre du changement de contrôle de la société cédée et ce, pendant le temps nécessaire pour que la clientèle de la société puisse être présentée aux nouveaux intervenants et pour que les personnes prenant la direction de la société puissent être formées et informées des techniques utilisées, puissent prendre connaissance des produits et du know-how.
En bref, contrairement à ce que soutient l’administration, le prix des parts cédées ne constitue pas la rémunération des connaissances, de l’expérience et des relations personnelles des appelants. Ce prix est au contraire la contrepartie d’un élément de leur patrimoine privé qu’ils ont certes fait fructifier dans le passé par une activité professionnelle dont la rémunération a été régulièrement imposée. C’est d’ailleurs, rappelle la Cour « le propre des biens composant le patrimoine privé, que d’avoir été constitués grâce à une activité professionnelle produisant des revenus imposables ». Tout cela n’est-il pas du pur bon sens !
- La complexité ou le caractère inhabituel d’un montage fiscal, le souci de réduire la charge fiscale (et ce, quand bien même celui-ci serait fait dans le respect des dispositions légales), la non-justification économique d’une transaction, sont entrés, depuis quelques années, dans l’argumentation de l’administration fiscale et deviennent les nouveaux indices d’une spéculation.
Devant le tribunal de première instance de Bruxelles[34], l’administration fiscale considérait que la gestion incriminée sortait de la gestion normale de patrimoine privé, en ce sens qu’elle n’était pas « simple ». Le tribunal réfute cette interprétation de l’article 90, 1° du CIR: « Certes, il est évident que les opérations réalisées ne peuvent être qualifiées de » simples « .Toutefois, le défendeur ne peut être suivi, lorsqu’il estime qu’une gestion » normale » de patrimoine privé doit être comprise en ce sens que cette gestion devrait être » simple « , et que toute gestion ou organisation plus complexe (ce qui est assurément le cas en l’espèce) ne ressortirait plus du domaine de la gestion du patrimoine privé. La conception du défendeur se fonde sur un éclaircissement du Ministre des finances, selon qui, pour qu’il y ait occupation lucrative, il ne peut s’agir de la » simple gestion » d’un patrimoine privé.
Le tribunal se livre ensuite à une subtile définition de ce qu’il faut entendre par « simple »:
« L’adjectif » simple « , placé devant le nom veut dire » qu’il n’y a rien d’autre, rien de plus: une simple coïncidence, une simple éventualité, des souliers à simple semelle, demander un simple renseignement (J. Hanse, D. Blampain, Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne, 4ème édition, De Boeck, Duculot, 2000, 532). Après le nom, cet adjectif évoque souvent l’idée de facile (ibidem. (…).Cette référence à l’éclaircissement du Ministre des finances n’est pas convaincante. L’analyse d’une gestion normale de patrimoine privé ne doit pas se faire au regard du concept de » simplicité « , mais bien au regard de celui du » bon père de famille « .En effet, d’après le rapport fait par M. Van Houtte au nom de la Commission des finances du Sénat au cours des travaux préparatoires de la loi du 20 novembre 1962, » la gestion du patrimoine se distingue, en fait, de l’exercice d’une occupation lucrative ou de la spéculation tant par la nature des biens -c’est-à-dire immeubles, valeurs de portefeuille, objets mobiliers (tous biens dont se compose normalement un patrimoine privé)- que par la nature des actes accomplis relativement à ces biens: ce sont les actes qu’un bon père de famille accomplit, non seulement pour la gestion courante, mais aussi pour la mise à fruit, la réalisation et le remploi d’éléments d’un patrimoine, c’est-à-dire des biens qu’il a acquis par succession, donation ou par épargne personnelle, ou encore, en remploi de biens aliénés » (Pasin., 1962, 1702, col.1).
On ajoutera qu’une simple gestion du patrimoine ne signifie nullement la même chose qu’une gestion simple du patrimoine privé. La confusion terminologique est souvent de mise chez les taxateurs.
- Depuis quelque temps, l’administration fiscale semble utiliser un autre critère pour apprécier si une cession d’actions ou parts réalisée par une personne physique relève ou non de la gestion normale d’un patrimoine privé.
Les services de taxation feraient en effet une distinction entre actionnaires (ou associés) actifs et passifs.
La distinction existerait entre un actionnaire (ou associé) passif qui ne serait qu’un simple « spectateur » de la vie de la société : il possède quelques actions (ou parts) de cette société, est minoritaire et n’a pas d’influence sur la gestion de la société et un actionnaire (ou associé) actif qui participerait quant à lui à la vie de la société et exercerait une influence sur sa direction.
L’actionnaire actif réalisant une plus-value lors de la vente d’actions de la société dans laquelle ils sont actifs effectue une opération sortant du cadre de la gestion normale d’un patrimoine privé. La plus-value qu’ils réalisent à cette occasion serait dès lors imposable à titre de revenu divers (art. 90, 9°, 1er tiret CIR).
Cette approche a été, notamment, adoptée par l’administration dans l’affaire soumise à la Cour d’appel d’Anvers[35].
Le cas d’espèce était le suivant : peu de temps avant leur pension, des courtiers en assurances décident de vendre leur portefeuille d’assurances. Après avoir sans succès essayé de vendre les titres de leurs sociétés, ils trouvent finalement un repreneur à qui ils cèdent leur fonds de commerce à une société nouvellement constituée par ce repreneur. Le portefeuille d’assurances est vendu par leur société pour un prix de ± 560.000 €.
Ensuite, les courtiers en assurances vendent l’immeuble dans lequel leurs bureaux étaient établis.
Enfin, après la vente du portefeuille d’assurances et du bien immobilier, ils vendent les tires leur société (qui n’a plus que des liquidités) à un « investisseur » qui leur a été recommandé par le leur banquier.
Le prix de vente des actions est fixé en tant compte (partiellement) du fait que la a société est encore redevable de dettes fiscales sur les plus-values qui ont été réalisées à l’occasion de la vente du fonds de commerce et du bien immobilier.
Quelques mois plus tard l’Administration envoie un avis de rectification aux courtiers dans lequel elle considère que la plus-value réalisée par les contribuables à l’occasion de la vente de leurs actions devait être taxée à titre de revenu divers. Il s’agirait aux yeux du fisc d’une opération réalisé en collusion avec le cessionnaire qui n’ pas respecté ses obligations fiscales (impôt sur les plus-values sur le fonds de commerce et sur l’immeuble)
L’Administration affirme que les contribuables, en tant que « gros actionnaires », ont pu directement intervenir dans la politique de gestion suivie par leur société avant la vente des actions. En leur qualité d’actionnaires, ils ont librement décidé de vendre le fonds de commerce et l’immeuble de leur société. Les contribuables ont préparé leur société en vue de pouvoir la vendre ultérieurement dans les conditions les plus favorables. Une telle manière d’agir n’est, selon l’administration, pas compatible avec le comportement normalement adopté par un bon père de famille.
On observera que la a Cour n’a pas suivi l’Administration.
Pour le juge, le fisc ne démontre pas que les contribuables n’ont pas agi en bons pères de famille lors de la vente de leurs actions.
La Cour rappelle que les acquéreurs des actions ont été mis en contact avec les vendeurs par leur institution bancaire. Il ne ressort aucunement de la manière dont la vente (contestée) des actions a eu lieu que les contribuables auraient été au courant de l’intention frauduleuse (possible) des acquéreurs. L’affirmation de l’Administration selon laquelle les contribuables savaient ou devaient savoir que la société dont ils vendaient les actions ne respecterait pas ses obligations (fiscales) après la vente, ne se base que sur des suppositions.
Est tout aussi infondée, poursuit le juge, l’affirmation de l’Administration selon laquelle les contribuables, en tant que gros actionnaires, auraient mis au point une construction en « collusion » avec les acheteurs pour en tirer avantage.
On pourrait citer d’autres décisions de justice dans lesquelles l’administration jouent cette carte de « gros actionnaire « ou « d’actionnaire actif » pour essayer de convaincre le tribunal qu’une vente d’actions s’écarte de la gestion du patrimoine privé.
Un parlementaire inquiet de cette étrange discrimination entre catégories d’actionnaires a d’ailleurs demandé au ministre des Finances si ce critère de distinction était le résultat d’une nouvelle « tendance » au sein de son adminisatration.et quels étaient les « critères objectifs » permettaient de faire la distinction entre actionnaires (ou associés) actifs et passifs.
Le ministre des Finances[36] y avait répondu qu’il n’a pas connaissance d’une nouvelle pratique administrative d’après laquelle une distinction serait faite entre les actionnaires (ou associés) actifs et passifs. À sa connaissance, « aucune instruction relative à l’application d’une telle présomption n’a été émise, sous quelque forme que ce soit, par les services compétents de (son) administration. »
Selon le ministre, « le fait qu’un actionnaire (ou associé) soit actif dans la société dont il vend des actions (ou parts) ne suffit pas en soi pour taxer une éventuelle plus-value sur actions (ou parts) à titre de revenus divers sur pied de l’article 90, 9°, 1er tiret du CIR 1992. ».
Cette position du Ministre, quelque peu rassurante, se heurte toutefois à la réalité d’une tendance administrative assez marquée visant à taxer les entrepreneurs amenés à céder leurs actions dont la valeur s’est accrue au fil des années.
- Le Service des décisions anticipées joue également un rôle déterminant en cette matière, par l’émission d’avis à portée générale comportant des conditions d’exonération de certaines plus-values sur actions réalisées par des personnes physiques, qui bien souvent s’ajoutent au prescrit légal[37] Par ailleurs, lorsqu’on examine les décisions rendues par le Service des décisions anticipées, on est souvent frappé par les nouvelles exigences posées par celle-ci qui s’apparente à une forme d’ingérence et de contrôle de l’opportunité des motivations du contribuable-actionnaire candidat à une opération d’apport ou de vente de ses titres. D’une manière plus générale, on ne peut que partager l’analyse d’André BAILLEUX qui écrivait que « (…) L’administration fiscale peut parfois imposer sa vision des choses au travers de « décisions préalables » dont l’usage a été opportunément introduit au moment où les textes cessaient de vouloir dire quelque chose ».[38]
L’exigence d’une preuve d’un (ou de plusieurs) besoins légitimes de nature économique ou financière remplace la démonstration d’une absence de spéculation. Par exemple, dans une décision du 11 décembre 2007, ce Service refusa l’exonération des plus-values réalisées lors de l’apport de parts à deux sociétés holding que parce que le contribuable fut en défaut d’apporter la preuve de perspectives d’investissements séparés au sein des deux holding et n’a pu donner des engagements concrets quant à la réalisation de ces activités distinctes, le tout devant être accompagné d’une copie du rapport du réviseur d’entreprises confirmant la valeur des titres au moment de l’apport[39].
- Il nous parait urgent et nécessaire de s’insurger contre cette tendance actuelle de l’administration qui consiste à présumer comme suspectes, et donc taxables, toutes opérations sur actions qui ne se limiterait pas à la seule détention, pour une période déterminée, d’actions suivie d’une vente à des tiers.
La « légitimité » d’une opération sur actions est totalement étrangère à la ratio legis de l’article 90, 1° du CIR et à la conception jurisprudentielle de la spéculation.
Si jusqu’à présent la plupart des jugements maintiennent le cap pris précédemment et assurent encore une certaine sécurité juridique, il est à craindre que, sous le poids de ce courant administratif déstabilisateur, certains juges ne se laissent influencer par l’un ou autre argument nouveau développé par certains taxateurs et remettent en cause demain ce qui ne l’était pas hier. Une telle évolution serait à la fois contraire aux préoccupations du législateur en 1962 et facteur d’une grande instabilité pour nos concitoyens. Elle doit être suivie avec la vigilance la plus grande.
- Ce courant administratif traduit, à notre estime, un retour manifeste à la théorie de la réalité économique qui, jadis, visait à invalider certaines opérations recourant à la liberté de la voie la moins imposée. En 1985, le Ministre des Finances s’exprimait en ces termes: « Les impôts doivent être établis sur base de la réalité économique; dès lors, même si le contribuable peut choisir la voie fiscale la plus favorable, il ne suffit pas d’établir la réalité de l’acte dressé, mais il faut de surplus examiner si la construction mise en place traduit aussi la réalité économique et commerciale qui ne peut cependant consister en une série d’actes dont le seul but serait de bénéficier d’avantages fiscaux, et par là d’éluder l’impôt. »[40] .
Cet argumentaire n’avait, à l’époque, d’autre finalité que de former une parade à la jurisprudence bien connue de la Cour de cassation en matière de simulation dans son arrêt Brepols[41]. Selon cette jurisprudence, il n’y a ni simulation ni fraude à la loi lorsque les parties, usant de la liberté des conventions sans toutefois violer aucune obligation, établissent des actes dont elles acceptent toutes les conséquences juridiques. La théorie administrative de la réalité économique sembla même connaître une certaine consécration à la suite de l’arrêt dit « INES » rendu par cette même cour suprême le 7 décembre 1979[42]. Dans cette affaire, la société INES, prospère, avait été absorbée par la société A.M.T., moribonde, et les pertes fiscales furent imputées, ce qui ne fut sanctionné par le fisc.[43]. Cet arrêt fut toutefois interprété de manière inopportune par l’administration car, quoique la Cour de Cassation lui ait donné gain de cause, elle ne posa aucun arrêt de principe mais se limita à trancher la seule question de la violation de l’article 114 du CIR 1964 relatif à la déduction des pertes récupérables.
Par son arrêt Au Vieux Saint Martin, la Cour de cassation rejeta d’ailleurs, en 1990, et de manière explicite, la théorie économique rappelant qu’un tel principe n’existe pas et que le droit fiscal ne prescrit nullement de tenir compte d’une réalité économique qui serait différente de la réalité économique[44]. Comme pour bien cristalliser les choses et rappeler les principes essentiels, le procureur général Krings ne manqua pas de rappeler à cette époque que « le principe du libre choix de la voie la moins imposées constitue l’un des fondements du droit fiscal ».[45]
Par le détour d’une nouvelle interprétation de la notion de gestion du patrimoine privé, l’on voit à présent poindre une réintégration de la théorie de la réalité économique, ou ce que nous pourrions appeler la « finalité économique ». Seule la démonstration d’objectifs économiques incontestables permet d’emporter la conviction du taxateur qu’une cession interne d’actions, une transformation d’une société en société de liquidités ou une vente d’actions par un contribuable à une société liée directement ou indirectement à ce dernier sont des actes résultant de la gestion normale du patrimoine privé. Il ne suffit plus, pour un bon père de famille, d’accroitre son patrimoine, de le faire fructifier, et de mettre en position de payer le moins d’impôts possible. Sans raison d’être économique, l’opération est appelée accomplie par une personne physique-actionnaire se voit désormais frappée du sceau de la suspicion.
- Au-delà du simple constat, on peut essayer de dégager les causes possibles de cette dérive. L’insertion par le législateur de la notion de « besoins légitimes de caractère économique et financier » dans le Code des impôts sur les revenus est, à notre sens l’un des facteurs qui peut expliquer ce phénomène. Cette notion, qui offre à l’administration un pouvoir discrétionnaire car il lui permet de s’opposer à certaines pratiques « d’ingénierie fiscale », sans réel garde-fou, se retrouve dans plusieurs articles (article 344 §1er, article 269, article 203, article 207, article 80 et article 292 bis du CIR). Cette notion était également reprise dans le contexte des articles 46 et 211 (apports de branche d’activités, fusions et scissions) et est aujourd’hui remplacée par celle de « motifs économiques valables ».
Bien que censée ne s’appliquer qu’aux dispositions précitées, la notion fait l’objet d’un usage plus généralisé par l’administration (et notamment pour taxer les plus-values relevant de la sphère privée). Le fisc s’engouffre dans la brèche ouverte par le législateur. Lorsqu’on intègre dans la code fiscal le terme « légitime », on offre à l’administration le loisir d’émettre des jugements d’opportunité », ce qui, rappelons-le est parfaitement contraire aux principes élémentaires d’interprétation du droit fiscal.
- Nous croyons que cette problématique doit s’appréhender de manière plus globale car elle forme un trait d’union entre le régime de taxation des personnes physiques et celui des sociétés: la taxation des plus-values sur actions, telle qu’opérée à présent par l’administration fiscale, est inévitablement susceptible d’entrainer une double imposition. La légitimation d’une taxation des plus-values sur actions contrarie le principe du « non bis sur idem » qui veut qu’un impôt ne puisse frapper la même matière imposable. De telles plus-values sont en effet le reflet de bénéfices passés ou futurs de l’entreprise qui ont été ou seront frappés de l’impôt des sociétés. L’exonération des plus-values non spéculatives sur actions n’a pas pour finalité d’effacer une matière imposable, celle-ci étant simplement déplacée vers un autre contribuable. Comme l’écrit Bruno COLMANT, « l’absence de taxation des plus-values sur actions reflète le choix de continuer à distinguer les notions de patrimoines individuels et collectifs »[46]. Par ailleurs, la taxation des plus-values ne pourrait qu’éroder le maintien du pouvoir d’achat du capital.
Tels sont les principes fondateurs qui ont inspiré les auteurs de loi de 1962, animés du souhait légitime de consolider le principe de l’immunisation des plus-values non spéculatives sur actions.
Au moment où tout doit être entrepris pour recapitaliser les PME, une taxation à outrance des plus-values privées sur actions est donc particulièrement malvenue.
- Si l’évidente logique et la cohérence de la réforme de 1962 est remise en cause par l’actuelle position de l’administration en matière de plus-values sur actions, elle est en outre fragilisée par le récent article 90, 9° du CIR, issu de la loi du 11 décembre 2008[47] et introduit à la demande de l’administration. Cette disposition vise à faire échec à une jurisprudence de la Cour de Cassation, en modifiant la manière de calculer le montant d’une plus-value sur actions lorsque celle-ci ne s’inscrit pas dans le cadre de la gestion du patrimoine privé.
Suivant l’arrêt de la Cour de cassation du 30 novembre 2006[48], considéré à l’époque comme marquant le chant du cygne de la taxation des plus-values internes, lorsqu’une personne physique cède à titre onéreux des actions ou parts d’une société qu’elle n’a pas acquises dans un but spéculatif vue de la vente et que l’opération est néanmoins considéré comme excédant les limites de la gestion normale d’un patrimoine privé, l’article 90, 1° ne permet pas de taxer la plus-value qu’elle a réalisé à l’occasion de la cession (c’est-à-dire l’excédent de la contrepartie obtenue par rapport au prix d’acquisition ou de souscription des actions) mais seulement le bénéfice ou « profit » qui résulte de l’opération sortant des limites de la gestion normale
Dernière étape d’un processus visant à rendre désormais imposables les plus-values internes sur actions, ce texte de loi fut âprement critiqué par le conseil d’État[49].
Il est aussi une occasion manquée, car il eût sans doute été opportun, lors de la rédaction du projet de loi, de définir ce qu’il fallait entendre par cessions internes et dans quels cas elles pourraient éventuellement être considérées comme excédant les limites de la gestion normale d’un patrimoine privé.[50]
Nous laisserons le mot de la fin au professeur et avocat Jean Pierre Bours auquel l’auteur entend rendre le plus respectueux hommage et dont la plume sublime et aiguisée a toujours suscité l’admiration.
Maître Bours dénonce avec une saine vigueur l’incapacité devenue chronique de notre législateur à rédiger de textes de loi utiles et lisibles :
« Mais quel gâchis ! Pourquoi ne pas avoir eu le courage élémentaire de réécrire l’article 90,1°, plutôt que de lui laisser dire ce qu’il disait, en le contredisant quelques lignes plus bas ? Pourquoi ne pas en avoir profité pour mieux définir ce qu’est une opération relevant de la gestion d’un patrimoine privé, et une « opération » ou une « spéculation » qui feraient de la plus-value un revenu divers imposable ? Pourquoi ne pas en avoir terminé une fois pour toutes avec la controverse concernant les plus-values internes » : taxables ou non ? Pourquoi ne pas en avoir aussi profité, tant qu’à faire, pour clarifier la situation fiscale des SICAV de capitalisation ? Voici l’exemple parfait de ce qu’il ne faut pas faire dans le domaine de la légistique. Introduire dans un Code une disposition légale contradictoire, ne réglant pas les problèmes qu’elle pose, et donc laissant subsister l’insécurité juridique antérieure.[51]
On ne peut mieux s’exprimer
[1] Pour qu’il y ait opération lucrative, il faut selon la Cour de Cassation qu’il y ait un ensemble d’opérations suffisamment liées entre elles pour constituer une activité continue et habituelle (Cass., 20 décembre 1955, Pas. 1956, I, 400)
[2] Selon H. De PAGE, l’acte de gestion du patrimoine privé est « tout acte quelconque, fût-il de disposition, qui a pour but de faire fructifier et augmenter son patrimoine (Traité élémentaire de droit civil belge, t. II, n° 175, p.164). Un « bon père de famille » doit s’entendre au sens de l’homme normal et prudent et non de particulier » (DEKKERS, Précis de droit civil belge, Bruylant.1955, t.II,
[3] Rapport à la Commission des Finances et du Sénat, Doc. parl, sess.1961-1962, n° 366, p.147
[4] On citera notamment M. ANDRE: « Il parait évident que la spéculation peut très bien motiver un bon père de famille qui, à un moment déterminé par des circonstances exceptionnelles, réalise tout ou partie de son patrimoine privé en vue de l’accroitre, de le faire fructifier, surtout si ce patrimoine a été acquis par succession, par donation ou par remploi » (Les limites fiscales de la gestion du patrimoine privé, Bull. Contr. n°585, pp.1024); P. COPPENS et A . BAILLEUX: « La saine gestion exige même une certaine flexibilité dans les placements, une habilité qui implique l’une ou l’autre démarche spéculative » ( Droit fiscal, L’impôt des personnes physiques » Larcier 1992, p.255); M. VAN BEIRS « Sauf à dénaturer ces notions, il faut conclure que le contribuable peut être amené, dans le cadre de la gestion du patrimoine privé, à poser des actes spéculatifs, c’est-à-dire des actes par lesquels il profite des fluctuations du marché pour réaliser un bénéfice. » (M. VAN BEIRS, « Spéculer est-il anormal ? » in Mélanges J. KIRKPATRICK, Bruylant, p.934).
[5] Bruxelles, 12 mai 1975, JDF, 1975, p.287
[6] Cass. 15 mai 1987, Pas. I, 1987, 1063; Cassation, 6 mai 1988, Pas. I, 1092
[7] Bruxelles, 5 février 1999, Courr. fisc., 99/263.
[8] 8 octobre 1976, Courr fiscal, 1977, 94/65.
[9] M. ELOY, « Gérer son patrimoine en bon père de famille », RGF. 2003, n°1, p.5.
[10] Gand, 4 décembre 1967, J.P.D.F., 1968, p.86, à propos de la revente de parcelles de terrains acquis par donation: « Attendu que les biens litigieux faisaient partie depuis des années du patrimoine familial et n’ont pas été acquis par le requérant à titre onéreux; (…) que dès lors, le partage en lots n’excède pas les actes de gestion normaux »; Cass. 11 janvier 1974; Bull.Contr. 1974, n° 526, 165;
[11] Gand, 12 décembre 2000, rôle n° 1994/FR 114, www.fiscalnetfr.be: “Overwegende dat uit dit alles kan besloten worden dat de eiser bedoeld onroerend goed officieel op 21 augustus 1980 heeft aangekocht aan een lagere prijs dan bedongen in de overeenkomst van 31 juli 1980 waar dit onroerend goed aan de F, met werkelijke zetel te Wondelgem en waarvan hij beheerder was, zou worden verkocht aan 300.000 US dollar of 8.563.500 fr.; dat dit aantoont dat het speculatief inzicht van de eiser reeds aanwezig was op het ogenblik van de overeenkomst van 31 juli 1980; dat het voorhanden zijn van dit speculatief karakter nog wordt versterkt door het feit dat dit onroerend goed binnen een korte tijdspanne van twee jaar reeds verder werd verkocht met een forse meerwaarde van 9.444.000 fr. aan een vennootschap die hijzelf had opgericht en waarvan hij beheerder was”. Cass. 18 mai 1977, JDF, 1977, p.197
[12] On notera toutefois ce jugement (Civ. Liège, 3 avril 2003, n° 02/1348/A, www.fiscalnetfr.be) qui ne considère pas qu’un tel critère soit décisif:: « Le recours à l’emprunt pour financer tout ou partie d’un achat immobilier n’a rien d’exceptionnel, la valeur de l’immeuble et la relative stabilité du marché immobilier permettant en principe de garantir un tel emprunt; un emprunt en vue d’acheter un immeuble ne présente dès lors un caractère spéculatif que lorsqu’il a pour effet d’engager l’emprunteur à des remboursements excédant ses moyens ou lorsqu’il présente d’autres caractéristiques de nature à révéler une intention spéculative; l’importance du patrimoine immobilier des requérants tel qu’il résulte de leurs déclarations et du dossier administratif démontre que les emprunts litigieux n’excèdent nullement leur capacité financière. ».
[13] Gand 21 mai avril 1972, J.P.D.F. 1972, p.35: « il n’y a pas d’occupation lucrative lorsqu’un redevable achète un terrain et qu’il le revend en six lots en l’espace de dix ans. C’est une gestion de son épargne personnelle. » La cour d’appel de Bruxelles, (arrêt du 24 septembre 1998, disponible sur www.fiscalnetfr.be) a en revanche jugé que « quatorze transactions immobilières en dix ans révélaient que le requérant avait acquis le bien, non pour le faire entrer dans son patrimoine privé, mais pour en obtenir un profit important, ce qui révèle l’intention spéculative. Ce critère de la fréquence des opérations est régulièrement utilisé par la jurisprudence pour qualifier l’activité d’occupation lucrative et la taxer au titre de revenus professionnels. »
[14] Critère surtout applicable en matière immobilière. Bruxelles, 7 mai 1999, Fiscologue 1999, n ° 712, p.11.
[15] Cass. 12 décembre 1974, Pas. I, 1975, p.407 (à propos d’opérations d’achat immobilier, financées par emprunt, par un architecte).
[16] Notamment: Civ. Mons, 14 octobre 2003, T.F.R., 2004/42, 26, mai 2004 et note S. DE CEULAER; Mons, 18 juin 2008; Civ. Anvers, 29 septembre 2006, F.J.F, 2007/160, p.513
[17] Notamment: Bruxelles, 9 janvier 2006, R.G.C.F, 3/2009, p.234, note Marc MARLIERE et Christine SCHOTTE
[18] Notamment, Civ. Gand, 5 novembre 2003, F.J.F., 2005/255, p.886.
[19] La société holding prend souvent la forme juridique d’une société en commandite par actions, pour les raisons que nous expose Emmanuel Mariage : « Parmi les techniques de planification successorale, la société en commandites par actions (SCA) est souvent considérée comme une solution adéquate dans pas mal de situations. Cette technique consiste pour des dirigeants de sociétés qui veulent préparer leur succession mais qui souhaitent également conserver la main mise sur leur « affaire », à apporter ou vendre des actions détenues dans leur société d’exploitation à une société holding (généralement une société en commandite par actions) qu’ils viennent de constituer et dont ils se font nommer associé commanditaire inamovible avec droit de veto à l’assemblée générale. Les actions au porteur dela SCA font ensuite l’objet de donations manuelles aux différents héritiers. Enfin, l’associé gérant désigne le moment venu lui-même parmi ses héritiers celui qui sera son successeur en le désignant comme gérant suppléant. Si cette technique présente quelques inconvénients, sur lesquels nous ne nous étendrons pas ici, elle avait toutefois l’avantage de garantir au niveau fiscal une certaine sécurité, du moins en matière d’impôts sur les revenus. » (Hebdo du5 février 2005, sur www.fiscalnetfr.be)
[20] A. Haelterman, plus-value privée sur action parfois imposables ? Fiscologue du10 décembre 1999, n° 733, pages 3 et 4.
[21] Notamment : MARLIERE M. et SCHOTTE, S. « Plus-values sur actions réalisées dans la sphère privée par des personnes physiques résidentes: de la tentative de l’administration de les taxer en dehors du cadre de la spéculation » R.G.C.F, 4/2005, p.219 et s.
[22] Thierry Afschrift et D. Danthine, de la licéité de principe des ventes d’actifs et d’actions dans le but d’éviter l’impôt », JDF, 2000, p.208
[23] Civ. Bruxelles, 10 octobre 2008, disponible sur www.fiscalnet.fr.be
[24] T. AFSCHRIFT, « Le mode de calcul du bénéfice imposable à titre de revenus divers en cas de cession d’actifs comportant une plus-value », R.G.C.F. 2007/1, p.45
[25] Civ. Nivelles, 24 juillet,2002, F.J.F., 2003, n° 2003/132. Dans le même sens, civ. Liège, 20 septembre 2002, F.J.F
[26] T. AFSCHRIFT et M. DAUBE, « Impôt des personnes physiques – Chronique de jurisprudence 2000-2008 », Larcier, 2009, p.806
[27] Trib. 1ere instance de Hasselt, jugement du 3 juin 2009, Fiscologue n° 1179 du 30 octobre 2009, page 8.
[28] Voy. également, dans une affaire du même ordre, Gand 12 février 2008, Fiscologue n° 1109, p.8.
[29] Jugement du 10 mai 2006, rôle n° 2003/2282/A, disponible sur www.fiscalnetfr.be
[30] Circulaire 19/453.895 du 6 décembre 1993, Bull. Contr. n° 735, février 1994, point n° 15.
[31] S. DE CEULAER, « Interne privé-meerwarden: het kan ook onbelast », T.F.R. 261, 1er mai 2004, p.474 (note sous jugement du Tribunal de première instance de Mons du 14 octobre 2003).
[32] Bruxelles, 24 novembre 2008, www.fiscalentfr.be
[33] Bruxelles, 27 septembre 2007, rôle n° 2004/AR/788, www.fiscalnetfr.be
[34] Civ; Bruxelles, 13 février 2009, rôle n° 2007/14798/A, www.fiscalnetfr.be)
[35] Anvers, 5 février 2008, Courr.fisc 08/482
[36] Q. n° 609, Brotcorne, 4 août 2009, Q. et R., Chambre, 2008-2009, n° 78, 40.
[37] Fin juin 2009, le Service des décisions anticipées a publié sur son site un « projet d’avis » relatif à l’imposition des plus-values internes sur actions. La Commission précise d’emblée qu’elle examinera les demandes au cas par cas et à la lumière des critères invoqués par la jurisprudence. Le projet d’avis reproduit les quatre engagements qu’elle avait exigés depuis lorsqu’un ou plusieurs actionnaires apportent les actions de leur(s) société(s) à leur holding propre respective, mais formule deux nouveaux engagements complémentaires:
1. Si dans la période de trois ans des distributions de dividendes plus élevés ou des réductions de capital plus importantes sont nécessaires pour permettre à la holding de réaliser de nouveaux investissements, ces réductions de capital ou ces distributions de dividendes devront être limitées au montant correspondant à l’investissement le plus onéreux fait par la holding. Et si cette holding n’affecte pas la totalité de ces sommes à de tels investissements, la somme excédentaire devra rester bloquée auprès de la holding.
2. Si après la période de trois ans il s’avère que la holding n’a pas réalisé d’investissements à concurrence du montant total des réductions de capital et distributions de dividendes plus élevés, elle ne pourra utiliser ce montant non affecté à des investissements pour procéder à une réduction de capital, et ce, tant que ces sommes n’auront pas été distribuées comme dividendes (avec retenue du précompte mobilier) aux actionnaires personnes physiques.
[38] A. BAILLEUX, Fiscalité de l’entreprise, Précis, Éditions Biblio, 2004, p.355
[39] Décision anticipée n° 700.506 du 11 décembre 2007, disponible sur www. Fiscalnetfr.be
[40] Réponse ministérielle à la question de Monsieur LAHAYE, Bull. Contr., 1985, p.2007
[41] Cass. 6 juin 1961, Pas. I, pp.1082 et s.
[42] Cass., 7 décembre 1979, Pas. 1980, I, p.446
[43] L’actuel article 206 du CIR ne permet plus une telle imputation.
[44] Cass. 22 mars 1990, Pas. I, p.653.
[45] KRINGS, « Aspects de la contribution de la Cour de Cassation à l’édification du droit », J.T., 1990, p. 568, n° 67.
[46] B. COLMANT, « Fiscalité des dividendes et des plus-values sur actions: rappel des principes de 1962 », Chronique dans l’Écho du 3 septembre 2009
[47] Loi du 22 décembre 2008 portant des dispositions diverses (I), M.B. 12 janvier 2009.
[48] Cass., 30 novembre 2006, J.D.F., 2007, p. 162.
[49] Avis du Conseil d’État, Doc. Parl., Ch., n° 52- 1398/001, p.84
[50] Pour une critique de cette disposition, lire notamment, S. SCARNA, « Les plus-values internes: la revanche du fisc ». C.& F.P, 2009 n° 09/03-02; JP. BOURS, « Encore une réforme mal ficelée », HEBDO du 14 février 2009, www.fiscalnetfr.be.
[51] Extrait de la Chronique parue sur Fiscalnet le 14 février 2009.