12 L’ECHO JEUDI 20 FÉVRIER 2014
Agora
INTERVIEW
JEAN-PAUL BOMBAERTS
L’espace pour la liberté fiscale ou l’ingénierie fiscale est devenu de plus en plus restreint.
De nombreuses opérations qui étaient jadis parfaitement licites sont à présent frappées du sceau de la suspicion.
C’est le constat que dresse Pierre-François Coppens, fiscaliste et chargé d’étudest à l’IEC (Institut des experts comptables). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages de droit fiscal. Dans son dernier livre, il énumère les principaux types de redressements fiscaux auxquels les sociétés sont exposées ainsi que les parades légales auxquelles elles peuvent, le cas échéant, recourir.
Entretien.
Comment ont évolué les rapports entre le fisc et les sociétés?
Quoi qu’en pensent certains, les moyens de tirer profit de la loi fiscale ou de ses lacunes se font de plus en plus rares. Les montages et astuces sont de plus en plus traqués par une administration chaque année mieux outillée. L’époque où l’on pouvait se vanter de vivre sous le dôme protecteur de la doctrine «Brepols» semble bien révolue. Il semble même qu’une présomption générale d’abus fiscal entache toutes les opérations accomplies par les contribuables. Créer une société de management, transférer le siège de sa société, exploiter les intérêts notionnels ou, tout simplement, déduire le plus de charges possible, deviennent des actes coupables.
Assiste-t-on à une hausse des redressements fiscaux?
Non, les contrôles sont certes plus approfondis et plus rigoureux mais pas nécessairement plus nombreux qu’auparavant. Le paradoxe, c’est qu’avec le recours aux techniques de data-mining, les contrôles sont devenus très standardisés. Du même coup par contre, les contrôleurs perdent une bonne partie de leur marge de manœuvre et les contrôles ne donnent pas toujours les résultats escomptés.
Vous relevez aussi une tendance dans le chef du fisc à forcer des accords avec le contribuable…
C’est souvent en fin d’année que l’on peut observer le phénomène, lorsque la pression pour engranger des résultats est là. Prenez le régime des commissions secrètes: s’il laisse aller les choses jusqu’au contentieux, le contribuable risque de se voir infliger les fameux 309%. Il aura dès lors plutôt tendance à laisser tomber et à accepter un accord avec l’administration. On n’est plus très loin du chantage.
Le fisc exige que toute exemption soit motivée par une logique économique: s’agit-il d’une évolution positive?
Je pense que l’on va trop loin dans l’exigence d’une motivation économique. Dès lors qu’il y a une substance économique, le montage devrait être approuvé, peu importe qu’il y ait un gain fiscal ou non. Prenons l’exemple d’une maison de repos: il y a l’immeuble et le fond de commerce. Un repreneur se déclare intéressé par le fonds de commerce que l’on logera dans une entité séparée. Le risque est grand que le fisc qualifie l’opération d’abusive. Le gain fiscal est indéniable, mais en ayant trouvé un repreneur, on a aussi sauvé des emplois.
Les nouvelles dispositions anti-abus contenues dans l’article 344 sont- elles inquiétantes ou au contraire un progrès?
C’est une espèce de tigre de papier, car dans la pratique, le dispositif est très peu utilisé par l’administration fiscale. À vrai dire, je n’ai rencontré aucun cas depuis deux ans. L’exploitation de l’article 344 représente en effet un défi intellectuel – il faut notamment prouver la contrariété aux objectifs de la loi fiscale – alors qu’il est tellement plus simple de rejeter des frais professionnels en les assimilant à des commissions secrètes. Si par contre le ministre devait publier une circulaire qui répertorie les cas d’abus à l’impôt des sociétés, cela changerait radicalement la donne. L’article 344 connaîtrait un nouvel essor.
Qu’en est-il au niveau du ruling?
C’est tout le contraire: la commission de ruling utilise l’article 344 de manière parfois inappropriée. Afin de freiner les rulings, elle décèle de l’abus fiscal partout. Or il me semble que la motivation anti-abus ne doit pas être prépondérante lorsqu’il y a un intérêt économique sous-jacent. La commission de ruling devrait mettre en balance intérêt économique et intérêt fiscal.
Les intérêts notionnels sont-ils source d’abus?
Bon nombre d’erreurs sont commises de bonne foi, par méconnaissance des règles. Ceci étant, on voit toujours des sociétés qui empruntent pour capitaliser une filiale, profitant ainsi de la double déduction. Mais il me semble impossible de recourir à la mesure anti-abus pour sanctionner cela, car il faut démontrer que la filiale n’a aucune activité économique. Ce qui est rarement le cas. Ce qui me heurte davantage, même si ce n’est pas de l’abus à proprement parler, c’est que par le biais des mécanismes comme les intérêts notionnels, les revenus définitivement taxés (RDT) ou encore les pertes reportées, on parvient à ramener la base imposable à zéro. Certains grands groupes exploitent cette logique au maximum. Une solution serait de prévoir une base imposable minimale, de l’ordre de 25% du bénéfice par exemple, de telle sorte que la société ne puisse éponger la totalité du bénéfice.
Que répondez-vous à ceux qui plaident pour une réforme de la fiscalité qui s’articule autour d’une baisse des taux couplée à la suppression des postes de déduction?
est la bonne approche. Il faudrait idéalement ramener le taux facial dans une fourchette de 15 à 25% tout en supprimant les niches fiscales qui ne sont pas porteuses d’emploi. Prenons la déduction de 80% des revenus de brevets: c’est une bonne mesure car elle crée de l’emploi. Par contre, on pourrait couper dans les niches qui n’offrent pas de retour sur investissement, comme les pertes reportées ou les intérêts notionnels. En conservant une base imposable minimum, on compenserait le taux facial plus faible et on gagnerait en attractivité aux yeux des investisseurs étrangers. La marge de manoeuvre me semble d’autant plus importante que l’impôt des sociétés rapporte assez peu, comparé à l’impôt des personnes physiques ou à la TVA par exemple.
Faudrait-il réorienter les intérêts notionnels vers la création d’emploi, comme le propose Bruno Colmant par exemple?
C’est une idée très noble, mais l’emploi malheureusement ne se décrète pas. D’où la difficulté de conditionner un avantage fiscal à de la création d’emploi. C’est la relance économique qui est génératrice d’emplois nouveaux.
Que vous inspire le relèvement du précompte sur les bonis de liquidation?
C’est une décision regrettable. L’idée est d’aligner à 25% le précompte sur tous les revenus mobiliers. Le problème est que le boni de liquidation ne s’apparente pas à un revenu mobilier classique comme un dividende par exemple. Le boni de liquidation, c’est la fin de parcours d’une entreprise. Sa nature juridique est différente des autres revenus mobiliers. Le résultat sur le terrain, c’est que l’on assiste à énormément de liquidations anticipées. Beaucoup de sociétés dont le dirigeant a entre 60 et 65 ans clôturent leur activité pour des motifs fiscaux, alors qu’ils auraient très bien pu poursuivre encore quelques années et générer des recettes pour l’État. On dilapide ainsi de la matière imposable.
© DIETER TELEMANS