L’abus de droit… de l’administration fiscale

Plus personne n’ignore aujourd’hui l’existence de la nouvelle mesure anti-abus, entrée en vigueur le 1er juin dernier. Le choix d’une forme juridique visant à éluder ou réduire l’impôt se verra désormais qualifié d’abus fiscal, sauf pour le contribuable à démontrer que ce choix répond à d’autres motifs, d’ordre économique ou financiers par exemple. Ce nouvel article 344 §1er du CIR constitue ainsi une nouvelle arme offerte aux fonctionnaires du fisc et dont on peut espérer qu’ils feront un usage modéré. Loin de moi  l’idée de contester la légitimité de la mesure – il y a un an, dans diverses publications et à l’occasion de séminaires, je plaidais pour une réécriture de la disposition anti-abus, devenue obsolète et totalement inapplicable, en s’inspirant de la jurisprudence européenne. Le droit européen qualifie en effet d’abus fiscal tout montage purement artificiel. Mon propos n’est donc pas ici d’ajouter une touche personnelle de plus aux brillantes (et moins brillantes) analyses de la disposition « new look » que l’on retrouve déjà à foison dans de nombreuses revues ou sur les sites spécialisés.

Je voudrais profiter en revanche de cette tribune pour rappeler une vérité parfois oubliée : s’il est nécessaire de mettre en lumière et parfois condamner certains comportements abusifs de contribuables, il est tout aussi salutaire de dénoncer certains abus commis par des agents du fisc eux-mêmes (ou par l’administration en général). Il n’est pas admissible de considérer, comme axiome de base, que toute manœuvre fiscale élaborée  par un contribuable doit être placée sous le sceau de la suspicion, alors que chaque action de l’administration est profondément vertueuse dans la mesure où elle vise in fine à alimenter les caisses de l’Etat. L’expérience me permet d’affirmer que des excès manifestes sont aussi perpétrés par des fonctionnaires dans l’exercice de leurs fonctions et qu’il n’est pas inopportun de déplacer de temps à autres le curseur vers ces derniers. Que penser de ces attitudes (toutes vécues ou  relatées par des confrères) :

  • refus d’un fonctionnaire d’accorder à un contribuable  demeurant à l’étranger ou qui est  malade un report de quelques jours d’une date de contrôle ;
  • avis de rectification soudainement émis suite à un contrôle, alors qu’un accord verbal avait été pris quelques jours avant sur les mêmes éléments ;
  •  amende infligée à un contribuable qui a payé un acompte TVA mais qui s’est simplement trompé dans la communication structurée ;
  • demande de renseignement d’une ampleur telle que la société se trouve dans l’incapacité d’y répondre dans le délai et se voit subir une taxation d’office ;
  • amende totalement disproportionnée appliquée à un contribuable qui est sous le régime de la franchise qui a omis de déposer dans le délai le listing client ;
  • contrôle fiscal qui s’éternise au point que le contribuable, à qui un fonctionnaire visiblement peu pressé demande la disponibilité totale,  n’a plus le temps de gérer son entreprise et de s’occuper de ses clients ;
  • courriers profondément discourtois adressés au comptable ou à son client pour des infractions mineures et qui ne causent aucun préjudice au trésor ;
  • impossibilité totale de joindre tel ou tel service de l’administration fiscale en dépit d’appels multiples (quand ce n’est pas le servie lui-même qui vous raccroche au nez) ;
  • absence d’un contrôleur à un rendez-vous prévu sans avertissement préalable de sa part ;
  • menace de sanctions disproportionnées en cas de non-signature d’un accord sur le champ ;
  • refus d’envoyer une déclaration papier à un contribuable qui en a fait la demande ;
  • jugements de valeur totalement  déplacés sur la personne du contribuable ou ses choix de vie personnels ou professionnels,  lors d’un contrôle ;
  • demande de renseignements en vertu de laquelle le service de taxation exige le déplacement de sa comptabilité (ce qui est illégal) : cette demande de renseignements rappelle  que si le contribuable ne s’exécute pas, il pourrait se voir infliger une amende administrative et, en cas d’infraction frauduleuse, subir des poursuites pénales ;
  • acharnement à maintenir une position qui est totalement contraire à une jurisprudence dominante ou à défendre un point de vue devenu illégal (p. ex refus d’admettre la déduction de frais accessoires sur terrain ou taxation de plus-values sur participations importantes cédées à des sociétés de l’Union européenne) ;
  • lenteur délibérée de l’administration à adapter une législation pourtant condamnée par la Cour de justice européenne ;
  • etc.

Ces quelques exemples, parmi d’autres, démontrent de manière éclatante que les cas d’abus peuvent aussi être le fait d’agents de l’administration fiscale. D’ailleurs, si on se réfère à la définition exacte de la notion d’abus de droit au sens juridique, des tels abus commis par ces fonctionnaires sont plus proches de cette notion que les actes qualifiés d’abusifs commis par les contribuables eux-mêmes (et qui sont aujourd’hui l’objet de l’attention actuelle du législateur et du gouvernement Di Rupo). Selon la doctrine  (notamment P. Van Ommeslaghe, « Abus de droit, fraude aux droits des tiers et fraude à la loi ». R.C.J.B., 1976) et la Cour de cassation : « Fait un usage abusif celui qui exerce son droit d’une manière qui dépasse manifestement les limites de l’exercice de ce droit par un personne normalement prudente et diligente (cas 10 septembre 1971). Il y a abus de droit lorsque l’exercice d’un droit se fait dans l’intention de nuire à autrui.  Comment comprendre le comportement  de certains fonctionnaires, détenteur des droits et d’attributions très importants, autrement que par cette intention de porter préjudice au citoyen ?

D’une manière générale, deux attitudes me paraissent condamnables :

–        Il y a tout d’abord cette  volonté manifeste de la part de certains fonctionnaires de tirer profit de leur position pour intimider, menacer ou manquer d’un évident respect vis-à-vis des contribuables. On est ici proche de l’abus de pouvoir. Depuis peu, on assiste à une résurgence de certains cas d’abus ; et

–        Il y a ensuite cette autre posture tout aussi insupportable de la part du fonctionnaire un peu obtus qui cherchera à se saisir, comme d’une oriflamme, de ce petit alinéa rarement appliqué du code fiscal ou de ses arrêtés d’exécution, de ce minuscule paragraphe d’une circulaire dont nul n’a connaissance sauf lui. C’est avec fierté et suffisance qu’il vous exposera par le menu toutes les conséquences liées à l’irrespect de cette disposition essentielle que nul ne peut ignorer puisqu’il la connait par cœur. Et c’est avec infiniment de conviction qu’il vous infligera l’amende qui y est  attachée.

Certes, répliquera-t-on,  nul n’est censé ignorer la loi, et encore moins la loi fiscale. Merveilleux adage remontant à cette époque bénie où l’on écrivait peu et bien les lois ! Mais peut-on croire un seul instant que ce principe peut encore être pleinement respecté lorsqu’on est confronté à une matière aussi complexe, aussi mouvante, aussi volatile et aussi polymorphique que le droit fiscal. Et je n’évoque même pas l’absence totale de clarté des dispositions fiscales récentes, écrites bien souvent à la hâte, au point de devoir être retouchées en permanence. Le fonctionnaire qui a cet énorme privilège de disposer d’un des biens devenu le plus précieux, à savoir le temps,  ne devrait-il pas comprendre parfois que le dirigeant d’une PME, noyé dans mille obligations administratives ou contraintes financières  et toujours à la conquête de marchés nécessaires à la survie de son entreprise, peut ignorer telle ou telle disposition fiscale sans avoir à subir les foudres administratives et des sanctions démesurées ?  Laissons respirer les entreprises ! Le fonctionnaire,  qui quoi qu’on en dise, ne vit pas dans un stress insoutenable et dans des obligations de productivité, ne pourrait -il pas de temps à autre manifester un peu plus de compréhension à l’égard des comptables et autres professionnels du chiffres qui, eux, sont tenus au respect scrupuleux de délais contraignants et qui agissent bien souvent sous la pression de clients de plus en plus exigeants. Il n’échappera à personne que la profession d’expert-comptable est devenue de plus en plus difficile, en raison de la multiplicité et la complexification des tâches que requiert aujourd’hui la fonction. Des propos désobligeants ou menaçants n’ont dès lors aucune  raison d’être et n’apportent rien.

Aux côtés des principes de bonne administration, de sécurité juridique  et de légitime confiance qui ont été maintes fois consacrés par la jurisprudence, il ne me paraîtrait pas inutile d’adjoindre un nouveau principe, assorti de sanction en cas de non-respect et destiné à pallier d’éventuelles situation abusives : le principe de, courtoisie.  Face à des contribuables (voire leurs comptables)  souvent désorientés par la diversité obligations fiscales et par la multiplicité croissante des dispositions fiscales, l’administration, titulaire de l’imperium,  se devrait d’avoir une attitude bienveillante et animée de temps à autre de mansuétude. Ce n’est pas faire preuve d’angélisme que de plaider pour une vision parfois plus humaniste  de la relation  administration/administré.

Il ne s’agit nullement de  contester au fisc le droit de faire appliquer toutes les lois fiscales et de veiller à la correcte perception de l’impôt, mais de rappeler qu’il doit le faire dans des limites acceptables et raisonnables. Comme l’écrit le professeur Marc Baltus, «  une administration  ne peut user de ses pouvoirs que pour réaliser les objectifs en vue desquels ces pouvoirs lui ont été données et doit proportionner son action à ces objectifs » (Principes de droit fiscal, cours de l’ESSF, 1992, p.37) Ajoutons que les exigences de l’administration devraient  aussi prendre en compte les nécessités vitales du citoyen ou de l’entreprise.

Cette chronique ne manifeste aucune volonté de polémiquer ou de stigmatiser (l’attitude désobligeante des contribuables vis-à-vis d’agents du fisc est d’ailleurs tout aussi condamnable). La plupart des fonctionnaires que j’ai côtoyés sont compréhensifs et respectueux. Ayant moi-même été un contrôleur, je conserve d’excellentes relations avec mes anciens collègues. Je garde en particulier un souvenir très positif de ma toute première expérience administrative au sein d’un « service ISOC » du brabant wallon. J’y avais exercé mon stage aux côtés d’un Inspecteur principal qui incarnait à mes yeux la conception idéale de ce métier malaimé : intransigeance vis-à-vis des cas de fraude manifeste, compréhension nécessaire de la vie des entreprises, maîtrise totale de l’impôt des sociétés et très grande civilité lors de contrôles fiscaux, même les plus difficiles. Un modèle que,  je n’ai, hélas, pas toujours retrouvé par après.

En matière d’abus fiscal, ce n’est pas toujours le contribuable qui doit être placé en ligne de mire.  Tout n’est pas vice d’un côté et vertu de l’autre. Telle est l’unique portée de cette contribution.


 

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